Menu
Panier 0

La pandémie mondiale va-t-elle favoriser l'émergence d'une gouvernance mondiale ?

Publié par Michel Morvan le

Depuis plus de trente ans, Christoph Eberhard partage sa vie entre yoga, arts martiaux et... anthropologie juridique.

Son oeuvre se construit autour d'une question simple, de plus en plus brûlante : dans un monde devenu village, comment concilier la diversité des cultures et des modes de pensée, avec la nécessité de parvenir à agir ensemble à l'échelle de la planète ?

L'enjeu que poursuit sans relâche Christoph Eberhard n'est rien de moins que de définir les termes du débat permettant à tous les habitants de la planète Terre de vivre ensemble dans le respect mutuel et la paix, mais sans gommer leurs différences.

On s'en doute, ces termes ne devraient pas être ceux du business ou d'Hollywood, ni même des notions passe-partout fortement ancrées dans la culture occidentale, mais pas forcément dans d'autres, tels que démocratie ou droits de l'homme.

L'urgence climatique semblait devoir accélérer l'émergence d'un penser ensemble nécessaire à l'action commune... jusqu'à ce que la pandémie fasse encore mieux, obligeant le village monde à se focaliser malgré lui sur un même sujet, au même moment.

[Chemins de tr@verse] La pandémie a mis en lumière de façon brutale le contraste entre l'émergence de problèmes d'échelle mondiale, et la mise en oeuvre de réponses locales, peu efficaces pour agir globalement. Pensez-vous que cette crise sera favorable à une prise de conscience du besoin de mécanismes de gouvernance mondiale ?

[Christoph Eberhard] La globalisation a rendu notre écosystème – au sens large, notre cadre de vie – extrêmement interdépendant. Et par là, il est devenu aussi extrêmement fragile. Un couac à l’autre bout de la planète impacte directement notre vie. L’interconnection croissante a un effet multiplicateur sur nos fragilités : une grande partie de notre nourriture provient des quatre coins du monde et voyage parfois à travers la planète avant d’arriver dans nos assiettes. La pandémie a aussi illustré la dépendance à d’autres pays pour l’accès à des médicaments (vaccins) et de matériel médical (masques) ce qui fonctionne lorsque tout fonctionne, mais se révèle problématique en situation de crise.

Sans parler du fait que c’est notre extrême interconnection qui permet aujourd’hui à un virus de faire le tour du monde de la planète en quelques heures, nous rendant ainsi vulnérables à des pandémies.

Je ne suis pas très optimiste quant à la prise de conscience des enjeux pour une gouvernance globale. Par contre, il me semble qu’une prise de conscience existe sur la nécessité d’un certain degré d’autonomie locale et sur les excès d’une globalisation à outrance. La division internationale du travail semble devoir être repensée. Le problème est que cette prise de conscience se traduit souvent par des replis identitaires et des nationalismes qui s’exacerbent. En France, même avant la pandémie, il y avait le mouvement des gilets jaunes. Nos sociétés sont profondément en crise. Lors des crises il est difficile de porter sa vue au loin. On est confrontés aux problèmes actuels… et on cherche des boucs émissaires… dont la globalisation.

Les problèmes ne sont pas que de « gouvernance ». La question sous-jacente est : dans quel monde voulons-nous vivre ? Comment repenser nos modes de production, de distribution ?

Les questions sur le développement durable, voire la décroissance ou la simplicité volontaire sont remises sur table. Mais va-t-on vraiment les prendre au sérieux ? Allons-nous vraiment tirer des conséquences de ce que nous savons ?

Certains pensent que la pandémie peut jouer un rôle de révélateur, voire de réveil. C’est possible. Mais l’histoire a aussi montré (suite par exemple à la peste en Europe, ou suite aux guerres) que l’être humain aime faire la fête quand il sort d’une crise. Lorsque nous serons sortis de la crise actuelle, en aurons-nous appris quelque chose… ou allons-nous nous atteler à « rattraper le temps perdu » ?

[CdT] L'interculturalité est une notion clé de votre oeuvre. Ce n'est qu'en conciliant les éléments intangibles et potentiellement conflictuels des différentes cultures que nous parviendrons à construire un vivre-ensemble harmonieux. La lutte contre la maladie et la mort échappent-elles à la notion d'interculturalité et permettent-elles de faire émerger des visions communes ?

[CE] Rien n’échappe à nos représentations culturelles, y inclues la maladie et la mort. La maladie est-elle individuelle ? Est-elle un symptôme dans un être particulier d’un malaise d’une communauté, voire d’un écosystème donné ? La mort est-elle une fin absolue, un passage vers une vie au-delà, une transition vers d’autres vies dans un cycle incessant de renaissances ? Qu’est-ce qu’un être humain ? Qu’est-ce que la vie ? Toutes les cultures apportent leur propre réponse. En Inde, une des médecines traditionnelles importantes est l’Ayurveda, la « science de la vie ». Ce n’est pas une science de la maladie, mais une science de la vie. La maladie est perçue comme la rupture d’un équilibre, d’une harmonie qu’il faut restaurer. La médecine chinoise partage cette vision. Le bon médecin chinois, traditionnellement, était celui dont aucun « patient » n’était malade – tout le travail est dans le fait de nourrir et d’équilibrer la vie pour être en santé, « at ease », et pas en « dis-ease ». Donc la maladie et la mort prennent des dimensions différentes. Il y a très longtemps j’ai participé à un colloque sur le développement durable en Inde. Le soir, en continuant à discuter avec un chercheur indien, il me dit : « Fondamentalement, tout est un problème de dharma. Nous ne suivons plus le dharma. Si nous continuons ainsi l’harmonie sera cassée. L’humanité va disparaître. La forêt va revenir. » Je n’ai pas complètement saisi cette vision à l’époque. Je la comprends mieux maintenant. Dharma est l’ordre cosmique, ce qui maintient l’univers. Le dharma s’individualise en chaque être, en son svadharma. Chaque être à son rôle à jouer dans la grande symphonie cosmique. Il doit jouer sa partition avec justesse. S’il ne le fait pas, ça crée de la disharmonie. Si trop de disharmonie existe, la symphonie cosmique devient une cacophonie – c’est le chaos qui s’installe et le cosmos qui s’écroule. Traduire dharma en français est difficile. Au-delà de sa signification cosmique, dharma, peut signifier « responsabilité », « religion », « voie ». Le dharma a un fort aspect éthique : mentir par exemple va à l’encontre du dharma et crée du adharma, du « non-dharma ». Quel pourrait bien être le lien entre nos comportements éthiques individuels et l’équilibre plus large de nos écosystèmes ? J’ai beaucoup réfléchi à cette vision indienne. Et petit à petit, je saisis la sagesse de cette vision : le fait de mentir, d’être égoïste, de se soucier principalement de sa propre survie et de l’augmentation de son pouvoir, multiplié par des millions et des millions d’êtres crée des déséquilibres avec des impacts sur toute notre planète. Ça vaut la peine de méditer ces questions. Le dialogue interculturel permet-il de faire émerger des visions communes ? Je ne sais pas. Mais il peut enrichir nos approches de la vie et de nos questions existentielles.

[CdT] Le dialogue est une autre de vos notions clé. Avez-vous le sentiment que le dialogue entre les cultures progresse au cours de cette crise, puisque nous faisons tous face au même adversaire en même temps ?

[CE] Non, pas particulièrement. La majorité des dialogues liés à la pandémie se tient à l’intérieur du cadre de la science et de la politique modernes. Ce n’est pas parce que divers pays doivent se coordonner qu’il y a vraiment émergence d’un dialogue interculturel au sens profond du terme. Par exemple, si nous reprenons votre question précédente et l’exemple que j’ai donné plus haut concernant le dharma : avons-nous même commencé à nous reposer les questions de la vie, de la maladie, de la mort dans un dialogue interculturel ? Sommes-nous même au courant qu’en Inde, une des grandes puissances émergentes, il existe cette notion de dharma et toute une cosmovision qui y est liée et que regarder ce qui se passe de ce point de vue ferait apparaître une image très différente ? Sans parler de la multitude d’autres visions du monde et de la vie qui existent ?

Je recommande de lire les livres de Vandana Shaiva pour avoir une illustration de ce que peut être une remise en question radicale de nos manières de vivre présentes (surtout en ce qui concerne le complexe agro-industriel) non pas uniquement en critiquant le paradigme moderne dominant, mais en s’ouvrant à un dialogue avec une autre vision du monde, dans son cas la vision indienne. Dans son ouvrage Le terrorisme alimentaire, il y a un chapitre très intéressant sur les vaches folles et les vaches sacrées – je l’ai toujours fait lire à mes étudiants de mon cours Droit, gouvernance et développement durable que je donnais à l’Université Saint Louis à Bruxelles. Ça donne une idée de ce à quoi pourrait ressembler un dialogue interculturel. C’est très déstabilisant. Comme le disait Robert Vachon, un de mes grands amis et inspirateur qui a dédié sa vie au dialogue interculturel à l’Institut interculturel de Montréal : « Le dialogue interculturel est crucifiant mais libérateur. »

Sur une autre note : avec la pandémie les rencontres virtuelles sur Zoom, les formations en ligne, le télétravail se multiplient. Je n’ai jamais été aussi sollicité pour suivre des séminaires qui se tiennent aux quatre bouts de la planète. À un niveau superficiel on pourrait avoir l’impression que cette augmentation d’échanges virtuels augmente les dialogues interculturels. Mais la multiplication quantitative des échanges ne dit rien sur la qualité de ces échanges et sur leur profondeur. Trop d’échange tue l’échange… sans parler du contexte de ces échanges. Pour reprendre des mots d’Étienne Le Roy, mon directeur de thèse en anthropologie du Droit et un des bâtisseurs de l’anthropologie du Droit francophone, les technologies modernes risquent de nous transformer en « voyeurs » plutôt qu’en « voyants ».

[CdT] Les grandes institutions internationales ont été à la fois mises en lumière, comme l'OMS, et bousculées, comme l'ONU ou l'UE, par la pandémie et le besoin de la traiter à une échelle supranationale. Quelles sont selon vous les organisations multinationales qui vont ressortir renforcées de cette crise ?

[CE] Je ne sais pas. J’espère que la crise contribuera à faire prendre conscience de l’importance de l’intérêt général, de la notion de service public et du rôle important que les États ont à jouer dans l’organisation de notre vivre ensemble. Le privé ne peut pas tout prendre en charge et le fait de se décharger de plus en plus sur lui pose des grands problèmes. Le politique ne se résume pas à l’efficience économique. Avons-nous encore la capacité de faire de la politique au sens noble du terme ? De définir des projets de société ? D’essayer de les mettre en œuvre avec l’aide d’institutions publiques ?

[CdT] Au final, la Covid-19 est elle une chance pour la paix dans le monde ?

[CE] Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est que le Covid 19 nous met en crise. Au meilleur des cas, une crise peut déboucher sur un renouveau et une « renaissance » à un niveau plus conscient, plus intégré. Dans le cercle de mes connaissances, pour certains la crise a aidé à se recentrer, à redéfinir ses priorités, ses choix de vie. À prendre conscience de l’importance des relations sociales, des amis, de la nature, de la culture etc. Pour d’autres, il a surtout été une crise sans fin, faisant perdre des membres de famille, des amis (qui sont morts), les moyens de subsistance, le sens de sa vie et la possibilité de se projeter dans un futur. Beaucoup de personnes vivaient déjà dans une très grande fragilité, voire précarité, avant la crise. Leurs situations ont empiré et l’espoir de jours meilleurs s’estompe davantage chaque jour. Je ne suis donc vraiment pas sûr que cette pandémie soit une chance pour la paix dans le monde. Mais elle peut être une occasion pour chacun d’entre nous de sérieusement se poser la question sur le sens à donner à nos vies : dans quel monde voulons-nous vivre et que cela implique-t-il en lien avec nos choix de vie ? Si la paix nous tient à cœur, nous devons devenir artisans de paix. Comme le disait Raimon Panikkar, une autre de mes grandes inspirations dans le domaine interculturel, en jouant sur le dicton, si vis pacem para bellum (si tu veux la paix, prépare la guerre) : si vis pacem, para te ipsum : si tu veux la paix, prépare-toi toi-même.

[CdT] Quels seraient les livres que vous voudriez partager avec nos lecteurs ?

Je vous en propose deux qui peuvent vous permettre d’explorer mes approches si elles vous intéressent :

Le Droit au miroir des cultures. Pour une autre mondialisation élargit ces questionnements aux enjeux d’une globalisation juridique interculturelle. Il est probablement un peu plus facile d’accès que le précédent.

Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages juridiques est mon plus grand ouvrage collectif réunissant des experts réputés de toute la planète pour réinterroger les piliers du développement durable et ouvrir des horizons pour notre action collective future.

J’ai aussi une chaîne YouTube, sur laquelle vous trouverez de nombreuses conférences que j’ai données, ainsi que les interviews de personnes qui m’ont inspiré dans mon cheminement. Comme je pratique et enseigne aussi les arts internes indiens et chinois (Yoga, Qi Gong, Taiji Quan etc.) il y a aussi de nombreuses vidéos sur ces arts et sur mes écoles en Inde et en Chine. Je suggère d’explorer la chaîne à travers ses playlists thématiques.

Bonnes et belles découvertes à vous !

 


Partager ce message



← Article précédent Article suivant →


Laisser un commentaire

Veuillez noter que les commentaires doivent être approuvés avant leur publication.